L’auteur, Me Béira, nous propose ce matin
un roman, un roman de 260 pages soumis à notre sagacité collective.
A la lecture de cet ouvrage, j’ai d’abord
eu envie de vous dire comment la poésie s’incruste avec harmonie dans ce texte
narratif. Le seul exemple du titre de ce roman en est symptomatique :
« Loffou, le fou ». Ce titre est constitué de deux entités qui
comportent chacune deux syllabes : l’on a à faire à un parallélisme
syllabique auquel se mêle les phénomènes poétiques d’allitération et
d’assonance. L’allitération, c’est la répétition d’un son dit
« consonne », quand l’assonance réfère à une réduplication d’un même
son voyelle, ici le son « ou »… mais je n’en dirai pas
davantage parce que j’ai pas choisi de vous parler de la parenté de ce roman
avec la poésie, ce genre que Hegel qualifie de noble ; j’ai aussi été
tenté de vous parler de l’intertextualité, c'est-à-dire comment ce texte entre
en dialogue avec d’autres textes ; comment il prolonge d’autres textes…
mais au fil de ma lecture, je me rendais bien compte que la question de la
satire, de la critique sociale donc, apparaissait on ne peut prégnante, raison
pour laquelle il m’a semblé opportun de changer mon fusil d’épaule, et de vous
dire un mot succinct – le temps à moi accordé m’y contraint – un mot succinct
sur La satire sociale dans Loffou, le fou.
Orphelin de père et de mère, Loffou, après
son exclusion de l’école, s’inscrit à l’école de la vie chez son oncle Bacman
qui lui apprend à être un homme, un être qui surmonte ses peurs. L’épreuve de
la tabatière qu’il dut aller récupérer tout seul dans la nuit au champ marque
un tournant décisif dans son existence. Désormais, il est devenu un homme.
Doté d’une personnalité déroutante, Loffou
est un révolutionnaire patenté, un personnage iconoclaste, un Etranger au sens d’Albert Camus qui
défie et bouscule les codes. Son itinéraire plein de rebondissements le
conduira malgré tout, avec l’aide de M. Maty, son professeur blanc, à obtenir
une bourse d’études pour le Dacana, un pays imaginaire qui fait penser à la
France, où il n’aura de cesse de conjuguer son parcours académique et marches
de protestation jusqu’à l’obtention de son doctorat en mathématiques.
Les tribulations vécues par Loffou,
qualifié de fou par ses pairs, sont un prétexte pour jeter des réverbères sur
les obscurités de la société africaine et de l’Etat du Boulosso en particulier,
un Etat qui présente de bien étranges similitudes avec la société ivoirienne.
Mais qu’est-ce que la satire ?
Dans la littérature
latine antique, la satire désignait une œuvre en prose et en vers qui
s’attaquait aux mœurs de l’époque ; qui les tournait en dérision. Selon
Dieter Hildebrand, la satire était considérée comme un genre à part entière
dans l’Antiquité latine. Elle servait à « ridiculiser son sujet (des individus, des organisations, des États
etc…), souvent dans l'intention de provoquer ou prévenir un changement. [Elle est] un genre visant à dénoncer les vices
et les folies des hommes dans une intention morale et didactique » (in Formes antiques dans les littératures
modernes).
Si on en
attribue la paternité au poète et dramaturge latin Lucilius (IIIe
siècle av. J-C), ce genre s’est vite répandu chez de nombreux auteurs. Il
s’agit, entre autres, d’Horace, Sénèque, Juvénal, etc. Nonobstant, bien qu’elle
prenne sa source dans l’Antiquité latine, elle ne s’y enfermera pas.
En France, au XVIe siècle, elle désignera un écrit
mêlant vers et prose et faisant la satire des mœurs publiques. Au XIXe siècle, le fameux « J’accuse
» d’Emile Zola, sera tout aussi retentissant.
De nos
jours, la satire renvoie généralement à tout écrit, tout discours qui
s’attaque à quelque chose, à quelqu’un ; qui s’attaque « aux mœurs
publiques ou privées, ou qui tourne quelqu’un ou quelque chose en
ridicule » (Dictionnaire Larousse).
La dénonciation est à coup sûr l’une
des caractéristiques majeures de la littérature africaine.
La satire s’exprime à plusieurs niveaux.
D’abord, l’auteur passe au crible ce qu’Honoré de
Balzac nomme si bien à propos « la comédie humaine ». Le début du
roman en est une illustration. Lors des obsèques, il n’est pas rare de voir des
personnes se morfondre en des gymnastiques héroïques dont elles seules semblent
avoir le secret. Mais dans bien des cas, il s’agit d’une grande comédie.
L’extrait suivant le montre :
« Chaque
fois qu’un décès était annoncé et qu’il voyait sa mère pleurer et se lamenter,
il pensait à la veillée qui aurait inéluctablement lieu. Certes, il lui
arrivait d’éprouver de la compassion pour elle quand, la voyant pleurer plus
chaudement que d’habitude, il la savait réellement affectée par un décès.
Mais très vite, il passait du stade de l’affligé à
celui de bienheureux, surtout que l’attitude même de sa mère le conduisait à
penser que la mort alternait malheur et bonheur. En effet, il avait constaté
qu’elle pouvait, sur le moment, pleurer à chaudes larmes et
l’instant d’après, comme si de rien n’était, échanger allègrement, voire
bruyamment avec les personnes de son entourage. » p. 10.
Une deuxième problématique à laquelle
s’attaque l’auteur est celle de la scolarisation des enfants. Si les slogans
crient en chœur « l’école pour tous » ou encore « l’école
gratuite pour tous », la réalité sur le terrain est tout autre. De
nombreux enfants sont laissés pour compte pour des raisons souvent farfelues.
Le cas du petit Djéa, à la page 12, refusé par l’instituteur sous prétexte que
les bègues n’ont pas droit à l’école, interpelle.
Cette critique se prolonge avec celle du
système éducatif qui interroge l’auteur. Je voudrais m’appuyer sur deux
exemples parmi tant d’autres. Le 1er, à la page 17 ; et le 2nd, à la page 30. On pourrait y adjoindre un autre exemple, à la page 256, qui, lui, pointe du doigt la
paresse intellectuelle des enseignants du supérieur ; ou encore le manque
d’infrastructures au sein des universités publiques (p. 206)
D’autre part, l’auteur s’attaque avec
virulence et à la tyrannie des dirigeants politiques africains, et à la justice
et au système judiciaire tout entier, coupable d’injustices à foison. Sous la
pression de l’exécutif, le magistrat, Mme Otoss, rendra un verdict dénué de
toute justice. En effet, le secrétaire général du syndicat libre des infirmiers
est accusé d’avoir laissé mourir un élève. Les enquêtes révèleront qu’il est
innocent. Mais sous la pression des autorités politiques, Mme Otoss condamnera
cet innocent. (P. 168). Loffou en conclut : « Comment des personnes
imparfaites peuvent-elles rendre la justice qui est perfection ? A-t-on
jamais vu un mouton mettre bas un cabri » (p. 169).
Bien d’autres problématiques sont passées
au crible par l’auteur, notamment le
sort réservé à nos langues maternelles (p. 257), l’égalité entre hommes
et femmes (p. 243), etc.
Mais la contrainte de temps m’astreint à
mettre un terme à mon propos en vous invitant à vous délecter de ce texte qui questionne
ces certitudes souvent mal à propos auxquelles notre société s’agrippe tant de
fois.
Je vous remercie.
Présenté le samedi 27 juillet 2019, aux FUPA.